Dix ans d’expérience avec la NASA - CentraleSupélec Alumni N°3 (mars-avril 2021)
Alors qu’il travaillait sur l’enregistrement magnétique, Jean-François Sulzer (S 69) a participé à plusieurs programmes spatiaux dirigés par la NASA dans les années 1990-2000, notamment quatre missions de la navette spatiale. Une expérience humaine inoubliable qu’il nous raconte ici.
Diplômé de Supélec en 1969, j’ai rejoint fin 1970 Schlumberger, qui visait à devenir le leader mondial de l’instrumentation et achetait à tour de bras les entreprises du secteur.
Basé à Villacoublay, je suis rapidement devenu le responsable de la définition des nouveaux produits d’enregistrement de données, en d’autres termes, le trait d’union entre les besoins du marché et les équipes de développement de produits. Après que Schlumberger eut créé à Sarasota (Floride) un site jumeau de celui de Villacoublay, mon domaine d’action est devenu mondial, et impliquait de reporter mes travaux au patron américain de la division.
L’enregistrement magnétique est né des besoins du monde audiovisuel, avec les magnétophones multipistes à bande, puis avec les magnétoscopes à têtes tournantes. Les secteurs des essais en aéronautique et des programmes militaires et spatiaux ont adapté ces outils pour ramener au laboratoire ou archiver les mesures analogiques, puis des données numériques de plus en plus rapides.
Au début des années 1980, les enregistreurs durcis ME 4110 et ME 4115 Schlumberger, devenu Enertec-Schlumberger, fabriqués à Villacoublay, ont conquis les marchés mondiaux des essais en vol et d’un certain nombre d’applications militaires, comme celles de l’acoustique pour la patrouille maritime. Des versions dérivées ont équipé les satellites d’observation de la terre Spot- 4 et Helios (utilisées en mémoire tampon pour stocker les données produites par le capteur d’imagerie, jusqu’à ce que le satellite se trouve en vision directe d’une station de réception terrestre).
Les débits ne cessant d ’augmenter, l’enregistrement numérique par têtes tournantes est apparu comme la seule option pour disposer d’un produit compact, utilisable dans l’environnement d’un avion de combat et capable d’absorber un flux de données d’un minimum de 240 Mbit/s. En 1986, une cassette de bande 3/4 pouce et un format d’enregistrement, destinés aux studios de montage audiovisuel, sont normalisés par la SMPTE (Society of Motion Picture and Television Engineers). Enertec en voit immédiatement l’intérêt et décide d’adapter ce format à son marché.
Pendant les quelques années qui suivirent, ceci se traduisit avec le soutien de René Mitieus (S 62, malheureusement décédé en 2013) par une intense activité technique sur le site de Villacoublay. J’y ai croisé de nombreux jeunes camarades, comme, et j’en oublie certainement beaucoup, Simon Azoulay (S 80), Claire Boutillon (S 85), Étienne Catté (S 86), Philippe Dubois (S 81), Vincent Frelot (ECP 85), etc.
À partir de 1990, le nouveau produit, appelé DV 6410 (photo ci-contre), est présenté de façon confidentielle aux grands clients ; avec un débit maximum de 240 Mbit/s et un format compact, il surpasse la concurrence mondiale. Les premières commandes arrivent en 1991, en particulier de la NASA, qui a développé un puissant capteur d’imagerie radar.
Quatre missions à bord de la navette spatiale
Le radar SIR-C est un nouveau radar d’imagerie en bande C dont le débit de 180 Mbit/s dépasse les possibilités de traitement à bord et de liaison vers le sol quand la navette spatiale n’est pas en vue directe d’une station de réception terrestre. Le DV 6410 apparaît pour la NASA, et en l’occurrence pour le Jet Propulsion Laboratory (JPL) de Pasadena (Californie), comme la seule solution disponible pour rapporter au sol les données recueillies.
La mission Atlas 2
Pour valider sa fiabilité, le DV 6410 est retenu en sauvegarde bord de secours, dans la mission Atlas 2 de la navette. Placé dans un compartiment étanche, l’enregistreur a volé du 8 au 17 avril 1993 sans encombre. Mieux, le système de transmission au sol étant défaillant pendant une partie du vol, il s’y est substitué avec succès.
L’enregistreur DV 6410 ouvert, avec son mécanisme à têtes tournantes.
Les deux missions SRS (radar SIR-C)
Le DV 6410 est dès lors retenu sur les deux missions destinées à obtenir avec le radar SIR-C des images haute résolution du sol, qui ne soient perturbées ni par le mauvais temps, ni par la végétation. Concrètement, les données recueillies sont enregistrées à bord sur un nombre suffisant de cartouches pour couvrir la durée de la mission, en vue d’une exploitation au sol. La question s’est alors posée de savoir s’il fallait développer un robot pour changer les cartouches à intervalles réguliers ; le JPL a très rapidement conclu qu’il était plus fiable et moins coûteux de confier cette tâche aux astronautes, particulièrement s’ils étaient en outre entraînés à résoudre d’éventuels problèmes.
Les missions SRS 1 et SRS 2 ont eu lieu respectivement du 9 au 20 avril et du 30 septembre au 11 octobre 1994 ; elles ont été toutes les deux pleinement réussies et riches d’enseignements, avec plus de 200 cartouches de données ramenées au sol.
La mission SRTM
Avec SIR-C, il avait été possible d’observer un même site depuis plusieurs orbites et d’ainsi construire des vues stéréoscopiques avec une précision spectaculaire. Est née ainsi l’idée d’une mission de la navette dédiée à la constitution d’une base de données altimétriques de précision couvrant l’essentiel des terres émergées, en seulement environ dix jours dans l’espace ; c’est l’origine de la mission SRTM (Shuttle Radar Topography Mission) que mènera au succès, avec maîtrise et enthousiasme, Ed Caro, le chef de projet au JPL, déjà en charge de SIR-C.
Pour réutiliser au maximum les acquis, la navette Endeavour et son radar SIR-C ont été complétés par une antenne située à l’extrémité d’un mât de 60 mètres, déployé une fois en orbite, et naturellement replié avant le retour sur terre, constituant ainsi une base interférométrique. La mission (STS 99) avec SRTM à son bord a eu lieu du 11 au 22 février 2000, soit seulement cinq ans après les missions SIR-C, et a été un plein succès.
Pour disposer d’une certaine marge de sécurité, plus de 300 cartouches de 48 GB avaient été prévues pour la mission ; tous les recoins de la cabine de la navette avaient été utilisés pour loger des cassettes (photo ci-dessous). La NASA maintient une page ouverte sur SRTM1. On y constate que quatorze ans après la mission, compte tenu de leur caractère unique, l’exploitation des données se poursuivait.
L’astronaute vient d’extraire une cassette pleine de l’enregistreur que l’on voit à droite et fait une galipette pour la donner à son collègue qui lui tend la cassette vierge en haut à gauche, pour qu’elle l’insère (vidéo SRTM).
Une expérience humaine exceptionnelle
Un nom revient au long de cette aventure, Ed Caro, le « chief engineer » des projets SIR-C et SRTM (photo ci-dessous). Chaleureux, compétent et simple, il aura été le facilitateur idéal pour créer des liens de confiance durables et efficaces entre une petite entité de la banlieue parisienne et les laboratoires de la NASA.
Ce qui aurait pu n’être qu’une série d’échanges harmonieux entre un modeste fournisseur de solutions technologiques et un géant comme la NASA a pris un tour particulier dès lors qu’il s’est avéré que les astronautes eux-mêmes allaient manipuler les enregistreurs tout au long de la mission et que le succès de cette mission reposait sur leur capacité à les maintenir pleinement opérationnels, le cas échant au prix d’opérations de maintenance de premier niveau en orbite.
Ed Caro, le chef de projet SRTM (à gauche), et J.-F. Sulzer (S 69) à Cap Kennedy lors du lancement de STS 98 avec à son bord Tom Jones, qui avait participé aux missions SIR-C.
Dès le succès confirmé de la mission Atlas 2, la coopération est devenue intense, les ingénieurs d’Enertec étant envoyés en mission à Pasadena pour préparer l’installation des enregistreurs dans la partie habitée de la navette et les astronautes venant en France se former à l’usage des enregistreurs DV 6410 et aux interventions qui pourraient s’avérer nécessaires. Assez rapidement, Tom Jones, astronaute issu de l’USAF, qui faisait partie de l’équipage de SRS 1, mais aussi de SRS 2, est apparu comme le référent Enertec à bord.
Les lancements des deux missions SRS se sont déroulés comme prévu de Cap Kennedy, le contrôle de la mission s’effectuant depuis Houston où se trouvaient nos correspondants ; nous avions naturellement en France une équipe prête à leur répondre en cas d’imprévu technique et avions accès à des premières images de test, de nature à nous alerter sur une éventuelle anomalie. Il nous était possible de suivre en temps réel, sur le site Internet des missions, la vie à bord, les conversations avec le sol (et donc les éventuels problèmes) et même de voir, avec une qualité certes réduite, ce qui se passait dans la cabine. Le travail des astronautes était partagé entre deux équipes (rouge et bleue), sachant qu’à bord une nuit dure environ 45 minutes et qu’en imagerie radar l’obscurité n’a aucune importance pour les prises de vue. Parmi les vidéos dont j’ai conservé des copies, celle que je préfère montre combien il est facile de changer un enregistreur de plusieurs dizaines de kilogrammes dans une baie, quand on est en apesanteur.
Dans les missions, il n’y a pas de petit partenaire et les hommes comptent : les astronautes emportaient dans l’espace des drapeaux français à distribuer au retour au personnel d’Enertec. Puis, la mission terminée, ils se faisaient une joie de partager leur expérience et les résultats, diplômes et vidéos à l’appui (photos ci-dessous).
Une grande communauté
Nous faisions partie de leur communauté. À l’occasion du salon du Bourget de 1993, j’ai souvenir qu’un grand nombre d’astronautes européens, russes et américains étaient à Paris et qu’une fête avait été organisée en leur honneur à l’Empire, avenue de Wagram. Nos amis américains m’avaient invité à monter sur scène avec ma compagne, au milieu des autres astronautes et de leurs familles.
Sur le plan professionnel, j’ai pu constater que des ingénieurs français – CentraleSupélec en particulier – d’une PME française (qu’était devenue Enertec sur la période) peuvent, quand ils sont spécialistes de leur domaine, bien s’intégrer et intervenir directement dans des projets américains prestigieux, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un cadre institutionnel lourd. Également impliqué en parallèle dans un programme spatial national non habité, j’ai aussi particulièrement admiré la capacité du JPL, à la fois laboratoire universitaire et émanation d’une agence spatiale structurée, à prendre des risques calculés, à y associer ses partenaires et à créer une dynamique du succès sans jamais se retrancher derrière des clauses contractuelles (avec le recul, la bonne nouvelle est que les deux méthodes, l’audacieuse et la plus formelle, se sont toutes les deux soldées par un succès général !).
Après la mission SRTM, nous avons conservé des contacts. Kevin Kriegel, son commandant de bord, Janice Voss, Mission Specialist, et Ed Caro sont venus en juin 2001 nous raconter leur mission et j’ai d’excellents souvenirs d’une visite des plages du Débarquement que nous avons faite ensemble. Quelques mois auparavant, en février 2001, j’ai eu l’honneur et le plaisir d’être invité par Tom Jones à son dernier lancement à Cap Kennedy (photo ci-dessous), à bord de la mission STS 98 ; nous avons vécu avec Ed Caro un spectacle inoubliable, au coucher du soleil, par pleine lune et avec l’émotion de savoir qu’à la pointe de cet objet qui s’éloigne en crachant du feu… il y a un ami.
Jean-François Sulzer (S 69)
Diplômes de Claire Boutillon (S 85) et de Jean-François Sulzer (S 69) après le succès de la mission SRTM.
Le décollage depuis Cap Kennedy de la mission STS 98 avec Tom Jones à son bord le 7 février 2001.
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